LEÇONS DE MATHÉMATIQUES

DONNÉES A L'ÉCOLE NORMALE EN 1795



DIXIEME SÉANCE

SUR LES PROBABILITÉS

Pour suivre le plan que j'ai tracé dans le programme du cours de Mathématiques, je devrais vous entretenir encore des calculs différentiel et intégral aux différences, soit finies, soit infiniment petites ; de la mécanique, de l'Astronomie et de la théorie des probabilités. Le peu de durée de l'École Normale ne me le permet point ; mais je me propose d'y suppléer, relativement à la Mécanique et à l'Astronomie, par la publication d'un Ouvrage qui aura pour titre Exposition du système du Monde, et dans lequel j'ai présenté, indépendamment de l'Analyse, la série des découvertes qui ont été faites, jusqu'à ce jour, sur le système du Monde. Je vous parlerai, dans cette dernière Leçon, de la théorie des probabilités, théorie intéressante par elle-même et par ses nombreux rapports avec les objets les plus utiles de la société.
Tous les événements, ceux même qui, par leur petitesse, semblent ne pas tenir aux grandes lois de l'Univers, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du Soleil. Dans l'ignorance des liens qui les unissent au système entier de la nature, on les a fait dépendre des causes finales ou du hasard, suivant qu'ils arrivaient et se succédaient avec régularité ou sans ordre apparent ; mais ces causes imaginaires ont été successivement reculées avec les bornes de nos connaissances et disparaissent entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l'expression de l'ignorance où nous sommes des véritables causes.
0n sera convaincu de ce résultat important du progrès des lumières si l'on se rappelle qu'autrefois une pluie ou une sécheresse extrême, une comète traînant après elle une queue fort étendue, les éclipses, les aurores boréales, et généralement tous les phénomènes extraordinaires étaient regardés comme autant de signes de la colère céleste. On invoquait le ciel pour détourner leur funeste influence ; on ne le priait point de suspendre le cours des planètes et du Soleil : l'observation eut bientôt fait sentir l'inutilité de ces prières; mais, parce que ces phénomènes, arrivant et disparaissant à de longs intervalles et sans causes apparentes, semblaient contrarier l'ordre de la nature, on supposait que le ciel les faisait naître et les modifiait à son gré pour punir les crimes de la Terre. Ainsi la longue queue de la comète de 1456 répandit la terreur dans l'Europe déjà consternée par les succès rapides des Turcs qui venaient de renverser le Bas-Empire; et le pape Callixte ordonna des prières publiques dans lesquelles on conjurait la comète et les Turcs. Cet astre, après quatre de ses révolutions, a excité parmi nous un intérêt bien différent. La connaissance des lois du système du Monde, acquise dans cet intervalle, avait dissipé les craintes enfantées par l'ignorance des vrais rapports de l'homme avec l'Univers; et Halley ayant reconnu l'identité de la comète avec celles des années 1531, 1607 et 1682, il annonça son prochain retour pour la fin de 1758 ou le commencement de 1759. Le monde savant attendit avec impatience ce retour qui devait confirmer l'une des plus grandes découvertes que l'on eût faites dans les sciences, et accomplir la prédiction de Sénèque lorsqu'il a dit, en parlant de la révolution de ces astres qui descendent d'une énorme distance "Le jour viendra que, par une étude suivie de plusieurs siècles, les choses actuellement cachées paraîtront avec évidence, et la postérité s'étonnera que des vérités si claires nous aient échappé." Clairaut entreprit alors de soumettre à l'analyse les perturbations que la comète avait éprouvées par l'action des deux plus grosses planètes, Jupiter et Saturne. Après d'immenses calculs, il fixa son prochain passage au périhélie, vers le commencement d'avril 1759; ce que l'observation ne tarda pas à vérifier. La régularité que l'Astronomie nous montre dans le mouvement des comètes a lieu, sans aucun doute, dans tous les phénomènes; la courbe décrite par le plus léger atome est réglée d'une manière aussi certaine que les orbites planétaires; il n'y a de différence entre elles que celle qu'y met notre ignorance.
La probabilité est relative en partie à cette ignorance, et en partie à nos connaissances. Nous savons que sur trois ou un plus grand nombre d'événements un seul doit exister; mais rien ne porte à croire que l'un d'eux arrivera plutôt que les autres; dans cet état d'indécision il nous est impossible de prononcer avec certitude sur leur existence. Il est cependant probable qu'un de ces événements, pris à volonté, n'existera pas, parce que nous voyons plusieurs cas également possibles qui excluent son existence, tandis qu'un seul la favorise.
La théorie des hasards consiste à réduire tous les événements du même genre à un certain nombre de cas également possibles, c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur leur existence; et à déterminer le nombre des cas favorables à l'événement dont on cherche la probabilité. Le rapport de ce nombre à celui de tous les cas possibles est la mesure de cette probabilité, qui n'est ainsi qu'une fraction dont le numérateur est le nombre des cas favorables, et dont le dénominateur est le nombre de tous les cas possibles.
La notion précédente de la probabilité suppose qu'en faisant croître dans le même rapport le nombre des cas favorables et celui des cas possibles, la probabilité reste la même. Pour s'en convaincre, que l'on considère deux urnes A et B, dont la première contienne quatre boules blanches et deux noires, et dont la seconde ne renferme que deux boules blanches et une noire. On peut imaginer les deux boules noires de la première urne attachées par un fil qui se rompt au moment où l'on saisit l'une d'elles, et les quatre boules blanches formant deux systèmes semblables. Toutes les chances qui feront saisir l'une des boules du système noir amèneront une boule noire. Si l'on conçoit maintenant que les fils qui unissent les boules ne puissent se rompre, il est clair que le nombre des chances possibles ne changera pas, non plus que celui des chances favorables à l'extraction des boules noires, seulement on tirera de l'urne deux boules à la fois. La probabilité d'extraire une boule noire de l'urne sera donc la même qu'auparavant; mais alors on a évidemment le cas de l'urne B, avec la seule différence que les trois boules de cette dernière urne sont remplacées par trois systèmes de deux boules invariablement unies. Ici les cas également possibles ne sont pas les extractions des boules; ce sont les chances qui les amènent et dont la somme, supposée la même pour chaque urne, est répartie sur six boules dans la première et sur trois dans la seconde. La juste appréciation des cas également possibles est un des points les plus délicats de l'analyse des hasards.
Quand tous les cas possibles sont favorables à un événement, sa probabilité se change en certitude, et son expression devient égale à l'unité. Sous ce rapport, la certitude et la probabilité sont comparables, quoiqu'il y ait une différence essentielle entre les deux états de l'esprit, lorsqu'une vérité lui est rigoureusement démontrée, ou lorsqu'il aperçoit encore une petite source d'erreurs.
Dans les choses qui ne sont que vraisemblables, la différence des données que chaque homme a sur elles est une des causes principales de la diversité des opinions que l'on voit régner sur le même objet. Supposons, par exemple, que l'on ait trois urnes A, B, C, dont une ne contienne que des boules noires, tandis que les autres ne renferment que des boules blanches; on doit tirer une boule de l'urne C et l'on demande la probabilité que cette boule sera noire. Si l'on ignore quelle est celle des trois urnes qui ne renferme que des boules noires, en sorte que l'on n'ait aucune raison de croire qu'elle est plutôt C que B ou A, ces trois hypothèses paraîtront également possibles; et, comme une boule noire ne peut être extraite que dans la première, la probabilité de l'extraire est égale à un tiers. Si l'on sait que l'urne A ne contient que des boules blanches, l'indécision ne porte plus alors que sur les urnes B et C, et la probabilité que la boule extraite de l'urne C sera noire est un demi; enfin cette probabilité se change en certitude si l'on est assuré que les urnes A et B ne contiennent que des boules blanches.
C'est ainsi que le même fait, récité devant un nombreux auditoire, obtient divers degrés de croyance, suivant l'étendue des connaissances de ceux qui l'écoutent. Si l'homme qui le rapporte en parait intimement persuadé et si son état et ses vertus sont propres à inspirer une grande confiance, quelque extraordinaire que soit son récit, il aura, par rapport aux auditeurs dépourvus de lumières, le même degré de vraisemblance qu'un fait ordinaire rapporté par le même homme, et ils lui ajouteront une foi entière. Cependant, si quelqu'un d'eux a eu occasion d'entendre des faits contraires affirmés par d'autres hommes également respectables, il sera dans le doute; et le fait sera jugé faux par les auditeurs éclairés qui le trouveront opposé, soit à des faits bien avérés, soit aux lois immuables de la nature. Quelle indulgence ne devons-nous donc pas avoir pour les opinions différentes des nôtres, puisque cette différence ne dépend souvent que des points de vue divers où les circonstances nous ont placés? Éclairons ceux que nous ne jugeons pas suffisamment instruits; mais, auparavant, examinons sévèrement nos propres opinions, et pesons avec impartialité leurs probabilités respectives.
La différence des opinions dépend encore de la manière dont chacun détermine l'influence des données qui lui sont connues. La théorie des probabilités est si difficile, elle tient à des considérations si délicates, qu'il n'est pas surprenant qu'avec les mêmes données deux personnes trouvent des résultats différents, surtout dans les matières trop compliquées pour être soumises à un calcul rigoureux. L'esprit a ses illusions comme le sens de la vue; et, de même que le toucher rectifie celles-ci, la réflexion et le calcul corrigent également les premières. La probabilité fondée sur une expérience journalière, ou exagérée par la crainte ou l'espérance, nous frappe plus qu'une probabilité supérieure qui n'est qu'un simple résultat analytique; il serait donc à désirer que dans tous les cas on pût assujettir les probabilités au calcul; mais le plus souvent la chose est impossible, et nous sommes forcés de nous en rapporter à des aperçus quelquefois trompeurs. Alors, l'analogie, l'induction, une saine critique, un tact donné par la nature et perfectionné par des comparaisons multipliées de ses indications avec l'expérience, suppléent, autant que cela se peut, les applications de l'Analyse.

C'est par l'analogie que nous attribuons des effets semblables à la même cause ou à des causes semblables, et réciproquement; ainsi nous jugeons que des êtres pourvus des mêmes organes, exécutant les mêmes choses et communiquant ensemble, éprouvent les mêmes sensations. C'est encore ainsi qu'en voyant le Soleil faire éclore, par l'action bienfaisante de sa lumière et de sa chaleur, les plantes et les animaux qui couvrent la Terre, nous jugeons qu'il produit des effets semblables sur les autres planètes; car il n'est pas naturel de penser que la matière dont nous observons la fécondité se développer en tant de façons est stérile sur une aussi grosse planète que Jupiter qui, comme le globe terrestre, a ses jours, ses nuits et ses années, et sur lequel les observations indiquent des changements qui supposent des forces très actives. Mais ce serait donner trop d'extension à l'analogie que d'en conclure la similitude des habitants des planètes avec ceux de la Terre. L'homme fait pour la température dont il jouit à sa surface ne pourrait pas, selon toute apparence, vivre sur les autres planètes. Mais ne doit-il pas y avoir une infinité d'organisations relatives aux diverses températures des globes de cet Univers? Si la seule différence des éléments et des climats met tant de variété dans les productions terrestres, combien plus doivent différer celles des diverses planètes et de leurs satellites? L'imagination la plus active ne peut s'en former aucune idée; mais leur existence est au moins fort vraisemblable.
Vous avez vu que souvent les lois des expressions analytiques se manifestent dans leurs premiers termes, et que celles de la nature sont indiquées par un petit nombre d'observations; le propre du génie est de les démêler au milieu des circonstances dont elles sont enveloppées, et de les exposer dans un jour tel qu'il soit impossible de les méconnaître. Ce moyen d'y parvenir se nomme induction ; pour en accroître la probabilité, on forme de nouveaux termes, ou l'on fait de nouvelles observations, et, si les lois dont on a soupçonné l'existence continuent d'y satisfaire, elles acquièrent un degré de vraisemblance qui finit par se confondre avec la certitude.
Ce que l'on observe dans l'Analyse a également lieu dans la nature, dont les phénomènes ne sont, en effet, que les résultats mathématiques, d'un petit nombre de lois invariables. Pour découvrir ces lois, il faut choisir ou faire naître les phénomènes les plus propres à cet objet, les multiplier pour en varier les circonstances, et observer ce qu'ils ont de commun entre eux. Ainsi l'on s'élève à des rapports de plus en plus étendus, et l'on parvient enfin aux lois générales que l'on vérifie, soit par des preuves ou des expériences directes, lorsque cela est possible, soit en examinant si elles satisfont à tous les phénomènes connus.
Telle est la méthode la plus sûre qui puisse nous guider dans la recherche de la vérité. On lui doit les plus belles découvertes dans les sciences; mais son application la plus sublime et la plus étendue est celle que Newton en a faite au système du Monde, comme vous pouvez le voir dans l'Ouvrage que je vous ai annoncé au commencement de cette Leçon.



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